JINNY YU





JINNY YU : I LIKE MY COUNTRIES AND MY COUNTRIES LIKE ME
Audrey Paquet-Frey | PDF


À une époque où l’immigration est au centre de divers débats, on oublie trop souvent l’aspect humain et social de ce phénomène. C’est pourquoi le Centre culturel coréen d’Ottawa, dont la mission est de promouvoir la culture coréenne et les bonnes relations Corée-Canada, accueille une modeste, mais combien riche, exposition de l’artiste canadienne d’origine coréenne Jinny Yu qui incarne l’enchevêtrement identitaire de nombreux immigrants coréens, une réalité qui peut peser tout aussi bien sur d’autres groupes d’immigrants. Ayant quitté la Corée du Sud avec sa famille, dès son plus jeune âge, pour s’installer au Canada, Jinny Yu est en effet particulièrement sensible à la crise identitaire des immigrants qui, une fois dans leur pays d’accueil, cherchent à se retrouver. Dans l’exposition I Like My Countries and My Countries Like Me, elle présente sous un nouvel angle trois oeuvres : Walking (2017), Column (2014) et Not Even Silence Gets Us Out of the Circle (2014). On peut toutefois s’interroger à savoir si, par le biais de ces œuvres, l’artiste réussit à bien exprimer et illustrer les nuances et les richesses de l’être humain.

Le titre en deux temps de l’exposition met l’accent sur la rencontre et l’amalgame de deux nationalités, « I like my countries », et la reconnaissance de l’artiste par son pays natal et son pays d’adoption, « my countries like me ». S’il y a une impression de déjà vu, c’est que ce titre s’inspire d’une oeuvre de Joseph Beuys intitulée I like America and America Likes Me (1975) dans laquelle l’artiste allemand se questionne à la fois sur les horreurs commises lors de la guerre du Viet Nam, le colonialisme génocidaire des Américains contre les Autochtones et le symbole du Trickster représenté par la figure centrale du coyote dans le dispositif performatif. En reprenant et en adaptant ce titre, on pourrait supposer un rappel par Jinny Yu de ces thèmes chers à Beuys. Comme quoi l’identité est encore un sujet d’actualité.

Les œuvres de l’artiste sont d’une simplicité trompeuse, car elles sont physiquement et conceptuellement complexes et ambiguës. Installée à même le sol, Walking est constituée d’un miroir sur lequel l’artiste a dessiné, avec de la peinture noire à l’huile, des milliers de traits qui ressemblent au caractère chinois ? (ren qui signifie humain) en mouvement. Même si on réussit à entrevoir de minuscules fragments du miroir, celui-ci a perdu sa vocation primaire, soit de réfléchir l’image et, par la même occasion, ce qui nous constitue. Ce miroir représente la marche de milliers de personnes vers un monde qui leur est nouveau, mais aussi leur quête d’une identité. Chaque trait est unique, mais se confond aux autres. L’œuvre Column est, quant à elle, une colonne en trompe-l’oeil. Elle n’a pas de dos, seulement une façade. Faite de deux feuilles d’aluminium se touchant à peine et retenue par des fils de fer au plafond, elle est presque entièrement striée de peinture noire. La colonne, qui devrait soutenir ou en imposer par sa hauteur, a été dénaturée, apparaissant dès lors fragile et instable. Elle semble représenter le changement et la construction sans fin de notre identité puisque, comme la colonne, nous sommes incomplets et en devenir.

La vidéo Even Silence Gets Us Out of the Circle est diffusée en sourdine et en boucle sur un écran encastré dans un mur. Si les deux installations sont documentées, la vidéo est, quant à elle, énigmatique et nous hypnotise avec son rythme lent et répétitif. Un mur de verre permanent sur lequel ont été inscrites, spécialement pour cette exposition, les premières lignes d’un manuscrit sur le hangul (alphabet coréen) ainsi que le titre de l’exposition complète la salle. Ce mur sert à isoler la salle du reste du Centre et à laisser entrer une lumière naturelle. Il importe de souligner que faute de texte ou de cartel près des œuvres exposées, le visiteur dépend entièrement de la brochure explicative et du plan, en anglais seulement, remis à l’entrée du Centre.

Positionnées stratégiquement pour tirer parti de la lumière, les œuvres réussissent, malgré la peinture qui les recouvre partiellement, à faire miroiter les rayons à travers l’environnement sombre et sobre de la salle. N’avançons-nous pas tous dans le noir, seul.e.s ou accompagné.e.s vers une quête commune ? Celle de notre identité ? La lumière qui émane des œuvres donne du relief à la pièce, mais crée aussi un contraste avec les œuvres plus sombres. Une lueur d’espoir dans ce monde qui est parfois froid et cruel. Les œuvres exposées mettent en opposition deux forces antagonistes : obscurité/lumière et force/ faiblesse, des contradictions présentes en chacun de nous. Grâce à des installations qui ont le potentiel de modifier la perception du visiteur et l’impression qui se dégage de l’espace, l’artiste continue de décliner les différentes facettes qui s’opposent dans son identité et, par prolongement, dans la nôtre. Malgré leur immobilité, ces œuvres ont aussi une influence directe sur la salle qu’elles changent et transforment. Le visiteur n’est donc pas le seul acteur de cette expérience; les œuvres participent de façon active en « performant » de façon visible pour lui.

Pour son exposition I Like My Countries and My Countries Like Me, l’artiste s’emploie avec brio à représenter diverses facettes de l’identité avec des œuvres qui, par leur dualité surprenante, en incarnent toute la complexité. Les œuvres se donnent à voir aux visiteurs, grâce à leur emplacement stratégique au sein d’un lieu épuré, sans distraction, ce qui permet au visiteur de s’imprégner de l’ambiance ainsi que du message de l’artiste. On ne peut pas en dire autant pour l’œuvre vidéo qui garde jalousement tous ses secrets. En somme, l’exposition témoigne de la sensibilité et de la fragilité de l’immigrant, de l’humain, qui cherche à se construire ou à se reconstruire. Les convictions et les impressions que le visiteur se fait de l’exposition changent tout au long de sa « marche ».